Les familles - XVème S.

     1) Contexte politique et territorial

     Si Guillhem seigneur de Cervéra et Bérenger seigneur de Banyuls avaient cohabité pacifiquement. Il n'en va pas de même pour leurs descendants et successeurs respectifs. A la mort de Bérenger en 1395, son fils Joan I lui succède à la fonction de seigneur de Banyuls. Dans la foulée, il déclare la guerre à François qui a succédé à son père à la fonction de seigneur de Cervéra. Après 12 ans d'une guerre féodale et familiale, en 1407 une paix définitive est signée entre les 2 seigneurs.

     Joan I et François sont tous les 2 des familiers de la cour de Pédro Luna, le pape Benoît XIII qualifié d'antipape. Devant l'élection du pape Boniface IX, Benoît XIII refuse de quitter sa charge papale. C'est le Grand Schisme d'Occident. Assiégé pendant 5 ans dans son palais d'Avignon, par les armées du roi Charles VI, aidé par François de Pau, Benoît XIII s'enfuit et se réfugie chez le comte de Provence. Afin de faire reconnaître sa qualité de pape, Benoît XIII envoie de nombreux émissaires plaider sa cause auprès des seigneurs les plus influents. En 1404, François  commande la troupe qui escorte et protège l'ambassade que Benoît envoit auprès de son homologue et rival Boniface IX installé à Rome. Il est emprisonné quelques mois au Château Saint-Ange, et n'est libéré que contre une forte rançon payée par Benoît XIII. En récompense, Benoît XIII le gratifie d'une somme de 1 500 florins. Puis, en 1407 Joan de Pau est chargé de plaider la cause de Benoît XIII auprès du seigneur de Lucques. Ainsi à la charnière des XIVème et XVème siècles, attachés à la cour de Benoît XIII, Joan et François ne résident plus dans leur seigneurie respective. Si François a confié sa seigneurie à sa mère Françoise Amoros, fille puis soeur des seigneurs d'Argelès, Joan préfère nommer moyennant le paiement d'une rente annuelle élevée, Bernard Coll un de ses familiers, à la fonction de "batlle" (bailli = représentant de l'autorité seigneuriale).

     Entre 1422 et 1425, à la mort de Joan I, son fils aîné Joan II lui succède à la fonction de seigneur de Banyuls. Si son père s'était tourné vers la lointaine cour papale d'Avignon, Joan II préfère recentrer ses actions sur la proche cour du roi d'Aragon, dont dépend son fief. Ainsi, Alphonse V le nomme viguier du Roussillon et du Vallespir. Puis, en 1425, il le charge de recueillir sur le territoire de sa viguerie, l'engagement des chevaliers, lors des préparatifs de l'expédition contre le royaume de Naples. Cependant, l'expédition tourne au désavantage d'Alphonse qui est fait prisonnier par des Gênois en 1435. En sa qualité de lieutenante générale du royaume (= chargée de la gestion du royaume en l'absence du roi), Marie de Navarre convoque les "cortes generales" (assemblée juridique), afin de définir la ligne à suivre pour délivrer le roi. Joan II est appelé à y siéger et donner son avis. Selon certains chroniqueurs la participation de Joan II aux "cortes generales" aurait motivé l'entourage de la reine Marie de Navarre à faire accuser en 1440, Joan II et son frère cadet Hugues de Pau chevalier de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, du meurtre du prêtre Borrell attaché à la maison de Marie de Navarre. Afin de payer sa défense, Joan II vend des mas qui lui appartiennent en propre dans sa seigneurie de Banyuls-Cervéra. Avec son frère ils sont condamnés en 1440 à payer une amende conséquente dont Joan II s'acquitte en vendant des mas qui lui appartiennent en propre dans sa seigneurie de Banyuls-Cervéra. Toutes ces ventes cumulées représentent l'équivalent de 4 kg d'or (valeur 1450). Après 2 ans de protestations, la condamnation de Joan II et de son frère Hugues est effacée par le roi Alphonse V d'Aragon. L'amende payée lui est restituée.

     Entre 1442 et 1448, François de Pau seigneur de Cervère décède sans héritier. Il lègue sa seigneurie à Joan II. Après plus de 70 ans de séparation administrative, la seigneurie de Banyuls-Cervéra retrouve son unité, dans les mains de Joan II le descendant en ligne directe de Guillhem I le fondateur. Joan II meurt après 1448, son fils Joan III lui succède à la fonction de seigneur de Banyuls-Cervéra. Il décède vers 1458 soit une dizaine d'années après sa prise de fonction, en laissant sa femme Francine qui gère la seigneurie pour ses deux fils en bas-âge : Joan et François.

      Une fois sa majorité atteinte Joan III accède à la fonction de seigneur de Banyuls-Cervéra, succédant à sa mère Francine de Pau qui a occupé la fonction de régente à partir de 1458. La seigneurie de Banyuls-Cervèra se retrouve prise dans les disputes territoriales entre Aragon et France. Même si les sources consultées restent encore peu disertes sur le sujet, il apparaît que Joan III se met totalement au service de la couronne d'Aragon contre la couronne de France. En 1463, le roi Louis XI de France envahit et annexe le Roussillon, la Cerdagne et le Conflent. Le comte d'Empurias vassal du roi Jean II d'Aragon est destitué de son fief et de sa charge par le roi de France. La partie annexée du comté d'Empurias (dont la seigneurie de Banyuls) est confié au comte de Candale, un des vassaux du puissant comte de Foix. Cette annexion ne semble pas satisfaire Joan III puisque vers 1477 il est déclaré rebelle à la couronne de France et ses biens sont mis sous séquestres, avant d'être confiés au comte de Candale. Le nouveau comte n'entend pas installer un de ses vasseaux à la tête de la minuscule et peu prospère seigneurie de Banyuls-Cervéra, très éloignée de ses propres possessions foncières. Le comte de Candale afferme donc les terres seigneuriales aux paysans banyulencs les plus aisés, et se préoccupe peu voire pas de ses fonctions de haute et basse justice sur ses nouvelles terres. Néanmoins, la fidèlité de Joan III à la couronne d'Aragon est récompensée. En 1495, le roi de France rétrocède au roi d'Aragon tous les territoires qu'il avait annexés en 1463. Le roi d'Aragon rétabli Joan III dans sa seigneurie de Banyuls-Cervéra, et dans son château des Abeilles. En dédommagement, il lui accorde des droits seigneuriaux sur les paroisses de Belpuig, Conat, Corsavy, La Bastide, Montbolo et Prats-de-Mollo.

     2) Economie

     La lecture des différentes sources indiquent que La répartition des terres suit un schéma directeur général basé sur les possibilités des différents sols et de leur topographie :

• 0 m d'altitude : Les plages appelées "terres vaines" accueillent les barques et le matériel des pécheurs (1 %)
• 0-50 m d'altitude : Les terres argileuse et planes proche de la mer et le long des cours d'eau sont dévolues aux céréales (37 %)
• 50-250 m d'altitude : Les versants ensoleillés (adrets) des collines schisteuses accueillent la vigne (15 %)
• 50-250 m d'altitude : Les versants à l'ombre (ubacs) des collines schisteuses sont plantés d'oliviers (18 %)
• 250-500 m d'altitude : Les terres plus hautes et moins fertiles accueillent les troupeaux (15 %)
• 500-650 m d'altitude : Les terres situées sur les sommets plantées de chênes (lièges et verts) et de chataigniers, sont appelées "les vacants" et sont réservées à la récolte du bois, du liège, ainsi qu'au pacage des porcs et au dépôt des ruches (17 %).

     Dès la fin du XIVème siècle, le refroidissement climatique qui touche l'Europe de l'ouest commence à frapper les paysans banyulencs. Si le refroidissement climatique entraîne à la fois un exode massif de familles et une forte mortalité, la crise démographique qu'il engendre permet une légère amélioration de la condition paysanne. En effet, pour palier à la disparition d'une partie des familles paysannes, les seigneurs de Banyuls-Cervèra qui se succèdent sont obligés d'assouplir le servage des paysans, afin d'en attirer de nouveaux. En 1371, Bernat de Pau donzell de Banyuls-Cervèra acquiert sur le port de Collioure une esclave tatare qui a été christianisée et appelée Marthe. Quarante ans plus tard, soit le 09 mai 1411, Joan I et sa femme Béatrix affranchissent Marguerite la fille de Marthe "de la race des Tartares jadis notre esclave". Néanmoins, cet affranchissement s'accompagne d'une obligation : "(...) tu dois contracter un mariage avec Guillhem Rull du lieu de Sant-Quik-de-la Molina. A condition que vous soyez nos sujets nous t'affranchissons toi, ta postérité franche et libre de toutes servitudes. Tu seras néanmoins soumise aux charges imposées à cette masade [mas] (...) moyennant une entrée de 3 sols. Vous nous promettez d'être de bons vassaux, fidèles et loyaux. Vous jurez de ne point quitter sans notre permission cette tenancia [tenure]. (...) En échange, nous vous confions et livrons en dépôt 100 florins d'Aragon que vous nous rendrez vous ou les vôtres quand nous voudrons. (...)". Ainsi Marguerite passe du statut d'esclave à celui de paysanne libre, tenancière avec son mari d'un mas. Cependant, elle reste attachée à la terre qui lui a été louée à la fois par les liens de vassalité qui la lient à son seigneur et par le remboursement de l'important prêt que son seigneur lui a octroyé pour monter son ménage et acheter le matériel nécessaire à la remise en état de l'unité de production agricole désertée qui lui a été confiée.

     "La grande froidure" de l'hiver 1431 gèle les vignes et les oliviers entraînant une disette et des épidémies récurentes. A partir des années 1440, afin de se ménager les grâces divines dans leur survie, les paysans multiplient les dons aux "obras de las iglésias" (aux oeuvres des églises). Ainsi, à la fin du XVème siécle, plusieurs legs testamentaires permettent d'accoler une seconde nef à l'Eglise Saint-Jean-l'Evangéliste, devenue trop petite pour accueillir les habitants de la paroisse de Banyuls.

     En 1450, la communauté banyulencque est obligée d'emprunter 10 florins pour acheter du blé. De plus, à partir de la décenie 1450, le nombre de vente de terres entre paysans banyulencs augmente. Les ventes peuvent avoir plusieurs causes : soit la famille n'est plus assez nombreuse pour cultiver toutes ses parcelles, soit la faiblesse des récoltes ne lui permet plus de payer les droits seigneuriaux, soit elle désire partir dans l'espoir de trouver de meilleures conditions de vie ailleurs. Ainsi, pendant que de nombreuses familles banyulencques disparaissent (décès ou départ), certaines se paupérisent et d'autres s'enrichissent en agrandissant la surface de leur exploitation agricole. 

     Ce sombre tableau laisse néanmoins apparaître dans les textes une mention interessante. En 1452, le patron d'une galiote (navire de transport) embarque "en la platja en voramar, 32 botas de muscatell quam rubey" (depuis la plage du Voramar, 32 tonneaux de [vin de] muscat vermeil). D'une part, même si le texte ne mentionne pas la contenance des tonneaux, 32 tonneaux représentent une quantité importante de vin produit à Banyuls, preuve que même si la vigne souffre du froit et du manque de main d'oeuvre, sa culture reste importante. D'autre part, le vin embarqué n'est pas ordinaire puisqu'il est désigné d'un qualificatif particulier "muscatell quam rubey". Peut-on y voir la 1ère mention du Banyuls, c'est-à-dire un vin doux naturel ? Non, car ce serait extrapoler bien au-delà de ce que dit le texte ! Cependant, le qualificatif employé laisse à penser que certains paysans banyulencs travaillent dans leurs caves pour produire un vin de qualité, un vin rouge aux reflets dorés ("quam rubey") qui développe un goût sucré ("muscatell").

     3) Démographie

     Dans la paroisse de Banyuls le changement climatique semble se répercuter sur la démographie vers la fin du XVème siécle. En effet, si en 1378, la population était de 50 feux, en 1470 elle a légèrement augmenté à 65 feux, pour s'effondrer à 33 feux en 1515. De plus, dans la même période le hameau de Cervèra est totalement déserté passant de 5 feux à 0. La désertion de ce hameau semble indiquer que les terres les plus pentues et les moins propices à l'agriculture et à l'élevage sont délaissées. Ainsi le phénomène amorcé au XIVème siécle de descente des populations depuis les sommets vers les collines, se poursuit durant le XVème siécle, avec le hameau des Abeilles (le 1er lieu de peuplement à partir du Xème siécle) qui passe de 18 feux en 1358, puis à 10 feux en 1385, ensuite à 2 feux en 1470, pour terminer à 1 en 1515. En revanche, le val de Banyuls qui regroupe les hameaux du Puig-del-Mas et de la Rectorie, passe de 23 feux feux de 1470 à 29 feux en 1515. Néanmoins, cette dynamique de peuplement interne à la paroisse ne peut expliquer la division par 2 de la population en seulement 45 ans, de 1470 à 1515. Dans la paroisse, l'année 1471 est appelée "l'any de la maria Pico" (l'année de la Marie des picotements), car profitant du mauvais état d'une population dénutrie, pullulent les parasites corporels tels que les poux, les puces et les punaises. 

     Nous retrouvons 1 couple ascendant de certains poilus banyulencs "morts pour la France" pour le XVème siècle : COLL DE CARRERA Antoni né en 1465 marié à X Magdalena née en 1470. Si les archives n'ont livré ni le nom de famille de Magdaléna, ni sa paroisse natale, en revanche nous savons qu'Antoni est né à Castellar de la Muntana, une paroisse implantée dans le comté catalan de Bésalù et située à une centaine de kilomètres de la paroisse de Banyuls.